4
Franny perd une bataille
Le jour de Halloween, le commissariat de la ville de Dairy envoyait le vieil Howard Tuck à Elliot Park, comme à l’ordinaire, mais la police de l’État affectait deux voitures à la surveillance du campus, et l’on doublait les effectifs du service de sécurité ; bien que dépourvue de tradition, Dairy School jouissait d’une solide réputation en ce qui concernait Halloween.
C’était à Halloween que l’une des vaches symboliques avait été entravée aux poteaux de but du Thompson Female Seminary. C’était lors d’un autre Halloween qu’une autre vache avait été conduite au gymnase de Dairy School et précipitée dans la piscine, mais, allergique au chlore, l’animal s’était noyé.
C’était à Halloween que quatre gosses de la ville avaient commis l’erreur d’aller faire la quête dans un des dortoirs de Dairy School. Les gosses avaient été kidnappés pour la durée de la nuit ; un des élèves, déguisé en bourreau, leur avait rasé la tête, et un des gosses était resté une semaine sans pouvoir prononcer une parole.
— Je hais Halloween, dit Franny, comme nous nous étonnions qu’il y eût si peu de petits quêteurs dans les rues.
Les gosses de Dairy redoutaient Halloween. À plusieurs reprises, Franny et moi croisâmes un enfant craintif, la tête couverte d’un sac en papier ou d’un masque, qui se dissimulait en hâte*à notre approche ; et un groupe de gamins — l’un d’eux-déguisé en sorcière, un autre en fantôme et deux autres en robots inspirés par un film récent sur une invasion de Martiens — se réfugièrent à toutes jambes sous un porche éclairé quand ils nous virent foncer vers eux sur le trottoir.
Çà et là dans la rue, des parents inquiets attendaient au volant de leurs voitures — guettant l’arrivée d’éventuels agresseurs, tandis que leurs enfants s’approchaient avec circonspection des portes pour tirer la sonnette. Nul doute que les sempiternelles craintes de pommes truffées de lames de rasoir, ou de biscuits au chocolat parfumés à l’arsenic hantaient l’esprit de ces parents embusqués dans leurs voitures. Un de ces père angoissés braqua ses phares sur nous et jaillit hors de sa voiture pour nous prendre en chasse.
— Hé, vous là-bas, hurla-t-il.
— Howard Tuck vient de piquer une crise cardiaque ! lançai-je.
Ce qui parut l’arrêter — net.
Franny et moi franchîmes en trombe le portail béant, pareil à la grille d’un cimetière, qui donnait accès au stade de Dairy School ; de l’autre côté des grilles pointues, j’essayai de me représenter cette même entrée le jour du match contre Exeter — les vendeurs de fanions, de couvertures et de cloches à vaches que les gens secoueraient de bon cœur pendant le match. Pour l’instant, l’entrée était plutôt lugubre et, comme nous la franchissions, une petite bande d’enfants nous croisèrent, courant eux aussi, mais dans l’autre sens. On aurait dit qu’ils couraient pour sauver leur peau, et certains des petits visages terrifiés étaient aussi horribles que les masques que d’autres avaient réussi à garder. Leurs déguisements en matière plastique noir, blanc et jaune citrouille étaient en lambeaux, et leurs gémissements évoquaient une salle d’hôpital pour enfants — de grands hoquets et pleurnichements apeurés.
— Seigneur Dieu, dit Franny.
Ils s’écartèrent en hâte — à croire que nous portions elle un déguisement et moi un masque particulièrement terrifiant.
— Qu’est-ce qui se passe ? fis-je, en empoignant un gamin.
Mais il se mit à se tordre et à hurler, tenta de me mordre le poignet. Trempé et tremblant comme une feuille, il dégageait une odeur étrange, et son déguisement de squelette tomba en morceaux entre mes mains, comme du papier hygiénique imbibé d’eau ou une éponge pourrie.
— Des araignées géantes, s’écria-t-il stupidement.
Je le relâchai.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança à son tour Franny.
Mais les enfants disparurent aussi brusquement qu’ils
étaient apparus.
Le stade s’étendait devant nous, noir et désert ; à l’autre bout, pareils à de grands navires amarrés au fond d’un port enseveli sous un linceul de brouillard, se profilaient les dortoirs et les bâtiments de Dairy School, chichement éclairés — à croire que tout le monde s’était mis au lit de bonne heure, et que seuls quelques élèves studieux s’obsti naient, comme on dit, à s’user les yeux sur leurs bouquins. Mais, Franny et moi le savions, Dairy comptait bien peu d’élèves « studieux », et un samedi de Halloween, il était à notre avis douteux que même les élèves studieux fussent en train d’étudier — de même qu’il était douteux que l’absence de lumière aux fenêtres signifiât que tout le monde dormait. Peut-être étaient-ils en train de boire dans leurs chambres plongées dans le noir ; peut-être perpétraient-ils des viols, entre eux ou aux dépens des malheureuses proies qu’ils retenaient captives dans les ténèbres de leurs chambres. Qui sait si une nouvelle religion n’était pas apparue, submergeant le campus, et qui sait si les rites de ladite religion n’exigeaient pas une obscurité totale — qui sait si le jour de Halloween n’était pas le jour du Jugement dernier.
Quelque chose clochait. Les poteaux blancs, à l’extrémité du terrain, paraissaient trop blancs, à mes yeux, quand bien même jamais je ne m’étais trouvé dehors par une nuit aussi noire. Les buts avaient quelque chose de trop visible et de trop raide.
— Dommage que nous n’ayons pas emmené Sorrow, dit Franny.
Sorrow sera avec nous, songeai-je — sachant quelque chose qu’ignorait Franny : que, le jour même, notre père avait conduit Sorrow chez le vétérinaire, pour faire piquer le vieux chien. Le problème avait été discuté sans passion — en l’absence de Franny. Lilly et Egg étaient absents eux aussi. Mon père nous avait parlé fermement, à ma mère, à Frank et à moi — et à Iowa Bob :
— Franny ne comprendra pas. Et Lilly et Egg sont trop jeunes. Inutile de leur demander leur avis. Ils ne sont pas capables d’être rationnels.
Frank n’avait aucune affection pour Sorrow, pourtant la sentence parut l’attrister.
— Je sais bien qu’il pue, dit Frank, mais ce n’est tout de même pas une maladie rédhibitoire.
— Dans un hôtel, si, fit papa. Le chien souffre d’une flatulence incurable.
— De plus, il est vieux, dit maman.
— Quand vous deviendrez vieux, vous aussi, dis-je, l’idée ne nous viendra pas de vous faire piquer.
— Et moi alors ? demanda lowa Bob, je suppose que je suis le prochain sur la liste. Faudra que je surveille mes pets, sinon, en route pour l’hospice !
— Pour m’aider, ça on peut dire que tu m’aides, dit mon père à Coach Bob. Il n’y a que Franny qui tienne vraiment à ce chien. C’est elle qui va vraiment avoir du chagrin, voilà pourquoi il faut tout faire pour lui faciliter les choses.
Nui doute que, dans l’esprit de mon père, l’attente constituait les neuf dixièmes de la souffrance : son refus de demander l’avis de Franny n’était pas vraiment de la lâcheté : son opinion, il la connaissait d’avance, bien sûr, mais il le savait aussi, il fallait que Sorrow disparaisse.
Et je me demandais combien de temps après notre installation à l’Hôtel New Hampshire Franny irait remarquer l’absence du vieux sac à merde, combien de temps s’écoulerait avant qu’elle se mette à fouiner partout pour retrouver Sorrow — notre père devrait alors abattre son jeu.
— Ma foi, Franny, croyais-je déjà entendre papa. Tu sais, Sorrow commençait à se faire vieux — et puis il avait de plus en plus de mal à se retenir.
Longeant à cet instant les buts du terrain de foot, blancs comme des squelettes sous le ciel noir, j’eus un grand frisson à la pensée des réactions probables de Franny.
— Assassins ! nous lancerait-elle.
Et tous, nous aurions l’air de coupables.
— Franny, Franny, dirait papa.
Mais Franny ferait une scène terrible. J’avais pitié des étrangers qu’abriterait ce soir-là l’Hôtel New Hampshire, et que les sons infiniment variés qu’était capable d’émettre Franny tireraient de leur sommeil.
Puis je compris pourquoi les buts me paraissaient tellement bizarres : le filet avait disparu. La fin de la saison ? me demandais-je. Mais non, la saison de football américain devait durer une semaine encore, et donc également la semaine de football. Et il me revint que, ces dernières années, les filets restaient en place jusqu’à la première neige, comme s’il fallait la première tempête pour rappeler les types des services d’entretien à leurs devoirs. Les filets accrochés aux poteaux retenaient la neige poussée par le vent — comme ces toiles d’araignée à la trame si serrée qu’elles piègent la poussière.
— Le filet… sur les poteaux… il a disparu, dis-je à Franny.
— Quelle histoire, fit-elle, en bifurquant pour s’enfoncer dans le bois.
Même dans l’obscurité, Franny et moi étions capables de retrouver le raccourci, le sentier qu’empruntaient toujours les footballeurs — et qu’à cause d’eux, tout le monde évitait.
Une farce de Halloween ? me dis-je. Faucher les filets sur un terrain de foot… Ce fut alors que, comme de juste, Franny et moi nous jetâmes tête baissée dans le piège. Soudain, le filet s’abattit sur nous, et nous enveloppa, et, dedans, il y avait deux autres captifs : un élève de première année, un nommé Firestone, au visage rond comme un pneu et mou comme un fromage, et un petit quêteur de la ville. Le quêteur portait un costume de gorille ; pourtant, par la taille, il tenait davantage d’un singe-araignée. Son masque était rabattu sur sa nuque, si bien qu’en le regardant par-derrière, on croyait voir un singe, mais quand on regardait son visage hurlant, on ne voyait plus que le tout petit garçon qu’il était. C’était un piège de jungle, et le singe se débattait farouchement. Firestone tentait de rester allongé, mais le filet le faisait sans arrêt tressauter — il me heurta brutalement et s’excusa : « Pardon » ; puis il heurta Franny et dit : « Mon Dieu, je suis vraiment désolé. » Je tentai de me remettre debout, mais, chaque fois, d’une secousse, le filet me projetait à terre, ou encore les mailles qui me coiffaient me rejetaient la tête en arrière et je basculais. Franny s’était accroupie pour garder l’équilibre. À côté de nous, au fond du filet, un grand sac en papier brun vomissait le butin du gosse en costume de gorille — du maïs enrobé de sucre et des boules de pop-corn coagulé toutes poisseuses, qui s’effritaient sous notre poids, et des sucettes encore enveloppées dans leurs étuis de cellophane gaufrée. L’enfant déguisé en gorille hurlait à perdre haleine, au bord de l’hystérie, comme sur le point de s’étouffer, et Franny l’entoura de ses bras pour tenter de le calmer :
— Allons, allons, ce n’est qu’une sale blague. Ils vont nous relâcher.
— Des araignées géantes, hurlait l’enfant, en s’assenant de grandes claques sur tout le corps et en se tordant dans l’étreinte de Franny.
— Non, non, dit Franny. Il n’y a pas d’araignées. Seulement des gens.
Il me semblait avoir deviné de qui il s’agissait ; j’aurais encore préféré les araignées.
— On en tient quatre ! fit une voix — une voix qui me rappelait les vestiaires. On va les baiser, tous, tous les quatre ensemble.
— On en tient un petit et trois gros, dit une autre voix familière, une voix de dribbleur ou d’arrière — difficile à dire.
Des torches, pareilles dans le noir aux yeux clignotants d’araignées quelque peu mécaniques, nous inspectèrent.
— Tiens tiens, voyez donc un peu qui est là, fit la voix du chef, la voix du capitaine dénommé Chipper Dove.
— V’ià de jolis petits pieds, dit Harold Swallow.
— V’ià une jolie peau, dit Chester Pulaski.
— Et puis elle a un joli sourire, fit Lenny Metz.
— Et le plus chouette petit cul de toute l’école, fit Chipper Dove.
Franny, toujours à quatre pattes, ne bougeait pas.
— Howard Tuck vient de piquer une crise cardiaque ! annonçai-je. Faut trouver une ambulance !
— Relâchez le foutu singe, ordonna Chip Dove.
Le filet se souleva. Le mince bras noir de Harold Swallow agrippa le gosse déguisé en gorille et, l’extirpant de la toile d’araignée, le relâcha dans la nuit.
— File continuer ta quête ! dit Harold.
Le petit gorille disparut dans le noir.
— Mais c’est toi, Firestone ? demanda Dove.
La torche se braqua sur l’aimable enfant dénommé Firestone qui, genoux remontés sur la poitrine à la façon d’un fœtus, main plaquée sur la bouche, avait l’air de vouloir s’endormir au fond du filet.
— Firestone, sale petit pédé, dit Lenny Metz. Qu’est-ce que t’es en train de faire ?
— Il suce son pouce, railla Harold Swallow.
— Laissez-le filer, dit le capitaine.
À la lueur de la torche, le teint torturé de Chester Pulaski parut s’épanouir un bref instant ; il extirpa Firestone du filet, à demi hébété. Il y eut un léger choc, un bruit de chair contre chair et nous entendîmes Firestone, enfin réveillé, s’éloigner en courant.
« Et maintenant, voyons qui nous reste, fit Chipper Dove.
— Un homme vient de piquer une crise cardiaque, dit Franny. C’est vrai, nous allons chercher l’ambulance.
— En tout cas, pas maintenant, fit Dove. Eh, môme, dit-il en me braquant la torche en pleine figure, tu sais ce que je veux, môme ?
— Non, dis-je.
Quelqu’un me décocha un coup de pied à travers le filet.
— Ce que je veux, môme, dit Chipper Dove, c’est que tu restes là où tu es, dans notre toile d’araignée géante, jusqu’à ce qu’une araignée vienne te dire de filer. Compris ?
— Non, fis-je.
Quelqu’un me gratifia d’un nouveau coup de pied, un peu plus énergique.
— Ne fais pas l’idiot, fit Franny.
— Bien dit, fit Lenny Metz. Fais pas l’idiot.
— Et toiy tu sais ce que je veux, Franny ? reprit Chipper Dove.
Mais Franny ne réagit pas.
« Je veux que tu me montres où il est, ton coin, encore une fois. Le coin où on peut s’isoler. Tu te souviens ?
Je tentai de me rapprocher doucement de Franny, mais quelqu’un resserra le filet sur moi.
— Elle reste avec moi ! hurlai-je. Franny reste avec moi !
Soudain je me retrouvai sur le flanc, tandis que le filet se resserrait davantage et que quelqu’un m’enfonçait ses genoux dans le dos.
— Laissez-le tranquille, dit Franny. D’accord, je vais te
montrer le coin.
— Non, reste, Franny, bouge pas, dis-je. Mais elle laissa Lenny Metz l’extirper du filet.
« Tu te souviens de ce que t’as dit, Franny ! lui lançai-je. Tu te souviens — à propos de la première fois ?
— Sans doute que c’est pas vrai, dit-elle d’une voix morne. Sans doute que c’est rien du tout.
Il est probable qu’elle essaya alors de s’échapper, car je perçus un bruit de lutte confuse dans les ténèbres, et Lenny Metz hurla :
— Merde ! Enfant de salope — espèce de garce !
Puis, de nouveau, suivit le bruit familier de chair cognant sur de la chair, et j’entendis la voix de Franny :
— Bon d’accord ! D’accord ! Salaud !
— Lenny et Chester vont faider à me conduire là-bas, Franny, dit Chipper Dove. D’accord ?
— Espèce de petit merdeux, dit Franny. Petit trou du cul. Puis, de nouveau, un bruit de chair heurtant la chair, et la
voix de Franny : « Bon, d’accord, d’accord !
C’était Harold Swallow qui m’enfonçait ses genoux dans le dos. Si je n’avais pas été entortillé dans le filet, j’aurais peut-être eu une chance de me débarrasser de lui, mais je ne
pouvais pas bouger.
— On reviendra te chercher, Harold ! lança Chipper
Dove.
— Attends-nous, Harold, dit Chester Pulaski.
— Toi aussi, t’auras ton tour, Harold ! fit Lenny Metz. Et tous éclatèrent de rire.
— Je tiens pas à avoir mon tour, dit Harold Swallow. Je tiens pas à m’attirer des pépins.
Mais déjà les autres s’éloignaient, Franny lâchant de temps à autre un juron — de plus en plus étouffé par la distance.
— Des pépins, sûr que tu vas en avoir, Harold, dis-je. Tu sais ce qu’ils vont lui faire.
— Je veux pas le savoir, dit-il. Moi, je cherche pas les pépins. Si je suis dans c’te école de merde, c’est justement pour éviter les pépins.
— Eh bien, les pépins, cette fois, tu peux plus y couper, Harold, dis-je. Ils vont la violer, Harold.
— C’est des choses qu’arrivent, dit Harold Swallow. Mais pas à moi.
Je me débattis un instant sous le filet, mais il n’eut aucun mal à me clouer au sol.
« J’aime pas me battre non plus, ajouta-t-il.
— Pour eux, t’es qu’un cinglé de sale nègre, lui dis-je. Voilà ce qu’ils pensent de toi. Voilà pourquoi ils sont partis avec elle et que toi tu es resté ici, Harold. Mais en ce qui concerne les pépins, ça revient au même ! Vous êtes tous dans le même pétrin.
— Ils auront pas de pépins, dit Harold. Personne dira rien.
— Franny parlera, dis-je.
Mais je sentais le pop-corn s’incruster dans la peau de ma figure, et dans le sol détrempé. Un Halloween que je n’oublierais pas de sitôt, pour sûr, et je me sentais plus faible et plus petit que jamais je ne m’étais senti — de tous les Halloween dont je me souvenais, terrorisé par des gosses plus gros que moi, de plus en plus gros, qui me fourraient la tête dans un sac et le secouaient au point que je n’entendais plus qu’un bruit de cellophane, jusqu’au moment où enfin le sac explosait contre mes oreilles.
— À quoi est-ce qu’ils ressemblaient ? nous demandait toujours notre père.
Mais, chaque année, c’était pareil, ils ressemblaient à des fantômes, des gorilles, des squelettes, pire encore, bien sûr ; c’était la nuit des déguisements, et jamais personne ne se faisait pincer. Ceux qui avaient ligoté Frank à l’échelle d’incendie du grand dortoir — il en avait pissé dans son pantalon — , jamais ils ne s’étaient fait pincer. Ni ceux qui avaient déversé deux bons kilos de nouilles froides et dégoulinantes sur Franny et moi en hurlant : « Des anguilles vivantes ! Sauve qui peut ! » Et nous étions restés là dans le noir, à gigoter sur le trottoir, dégoulinants de spaghetti, en nous cognant dessus et en hurlant comme des perdus.
— Ils vont violer ma sœur, Harold ! dis-je. Faut que tu l’aides.
— J’ suis capable d’aider personne, dit Harold.
— Quelqu’un doit être capable de l’aider, dis-je. On pourrait filer chercher du secours. T’es capable de courir, Harold, non ?
— Ouais, fit-il. Mais toi, qui est-ce qui voudra t’aider contre ces types-là ?
Pas Howard Tuck, je le savais, et au son des sirènes, qui maintenant me parvenait — du campus et de la ville — je supposai que, dans la voiture des flics, mon père avait fini par comprendre comment fonctionnait la radio et avait demandé du secours. Ainsi, de toute manière, aucun policier ne serait disponible pour se porter au secours de Franny. Je fondis en larmes, et Harold Swallow déplaça son poids sur mon épaule.
Suivirent quelques instants de silence, ces silences dont profitent les sirènes pour reprendre leur souffle, puis nous parvint la voix de Franny. Un bruit de chair contre chair, me dis-je — mais cette fois le son était différent. Franny poussa un cri qui incita Harold à se rappeler qui était capable de l’aider.
« Junior Jones, lui, y saurait s’y prendre, avec ces mecs-là, dit Harold. Junior Jones, lui, y se laisse emmerder par personne.
— Oui ! m’écriai-je. Et il t’aime bien, pas vrai ? Il t’aime davantage qu’eux, pas vrai ?
— Il aime personne, dit Harold Swallow, d’un ton plein d’admiration.
Mais, soudain, je ne sentis plus son poids, et il tiraillait sur le filet qui m’entortillait.
— Tire ton cul de là, dit-il. Si, Junior, il est capable d’aimer quelqu’un.
— Qui ça ? demandai-je.
— Les sœurs des autres, toutes les sœurs, dit Harold Swallow.
L’idée ne me parut guère rassurante.
— Comment ça ? demandai-je.
— Debout ! fit Harold Swallow. Junior Jones aime toujours les sœurs des autres — c’est lui qui me l’a dit, vieux. Il m’a dit : « Les sœurs des autres, c’est toutes des chouettes mômes » — c’est tout ce qu’il a dit.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? fis-je, essayant de ne pas me laisser semer.
Car Harold Swallow était la masse de chair humaine la plus rapide de tout Dairy. Comme disait Coach Bob, il pouvait s’envoler.
Nous foncions vers la lumière qui brillait au bout du sentier : sans nous arrêter, nous passâmes près de l’endroit d’où, je le savais, avait jailli pour la dernière fois le cri de Franny — le coin aux fougères, où les arrières de Iowa Bob étaient en train de se relayer. Je m’arrêtai court ; je voulais m’enfoncer dans le bois pour la retrouver, mais Harold Swallow m’entraîna.
— Tu fais pas le poids contre ces mecs, vieux, dit-il. Faut trouver Junior.
Pourquoi Junior Jones accepterait-il de nous aider, je n’en savais rien. Tout ce que je savais, c’est que je rendrais l’âme avant de le découvrir — en essayant de ne pas me laisser semer par Harold Swallow — en songeant que si c’était vrai, si Jones aimait toujours les sœurs des autres, comme semblait l’affirmer Harold, ce n’était pas forcément une bonne nouvelle pour Fanny.
— Comment est-ce qu’il les aime, les sœurs des autres ? pantelai-je.
— Il les aime comme il aime sa propre sœur, expliqua Harold Swallow. Bon sang, mec ! Pourquoi que t’es si lent ? Junior Jones, lui aussi, il a une sœur, mec. Et elle s’est fait violer par une bande de mecs. Merde ! Je croyais que tout le monde était au courant !
On passe à côté de beaucoup de choses, quand on ne vit pas en dortoir, comme disait toujours Frank.
— On les a pincés ? demandai-je à Harold Swallow. Ces mecs qui ont violé, la sœur de Junior, est-ce qu’on les a attrapés ?
— Merde, fit Harold Swallow. Junior les a pincés. Je croyais que tout le monde était au courant.
— Qu’est-ce qu’il leur a fait ? demandai-je.
Mais Harold m’avait distancé et s’engouffrait dans le dortoir de Junior Jones. Déjà il fonçait dans l’escalier, et je restai un étage au moins à la traîne.
— Faut surtout pas poser la question ! me hurla Harold Swallow. Merde. Personne sait ce qu’il leur a fait, vieux. Et personne pose jamais la question.
Où, sacré bon sang, Junior Jones pouvait-il bien loger ? me demandai-je, parvenu au deuxième, en continuant à grimper, les poumons en feu ; Harold Swallow avait disparu, mais je le retrouvai à m’attendre, tout en haut, sur le palier du quatrième.
Junior Jones logeait en plein ciel, me dis-je ; mais Harold m’expliqua qu’à Dairy, la plupart des Noirs étaient hébergés dans ce même dortoir, au dernier étage.
— Comme ça, personne peut nous voir, tu comprends ? expliqua Harold. On est comme ces cons de petits oiseaux perchés tout en haut des arbres, vieux. C’est là qu’on fourre les Noirs dans c’te école de merde.
Il faisait sombre et très chaud au quatrième étage.
« La chaleur monte, tu savais pas ? fit Harold Swallow. Bienvenue dans notre saloperie de jungle.
Les lumières étaient éteintes dans toutes les chambres, mais de la musique filtrait sous les portes ; le quatrième étage du dortoir était pareil à une ruelle bordée de bars et de night-clubs dans une ville plongée dans le black-out ; et, des chambres, me parvenait le bruit caractéristique de pieds raclant le plancher — on dansait, on dansait allègrement dans le noir.
Harold Swallow se mit à tambouriner sur une porte.
— Qu’est-ce que tu veux ? lança la voix terrifiante de Junior Jones. T’as envie de crever ?
— Junior, Junior ! appela Harold Swallow en tambourinant de plus belle.
— T’as vraiment envie de crever, hein ? dit Junior Jones.
Retentirent alors toute une série de déclics, comme dans une cellule de prison, quand, de l’intérieur, on déverrouille les serrures.
« Si y a un enfant de salaud qui tient à crever, fit Junior Jones, moi je vais l’aider.
D’autres serrures jouèrent ; Harold Swallow et moi, nous nous écartâmes.
« Qui c’est qui veut y passer le premier ? fit Junior Jones.
Une bouffée de chaleur et de saxophone jaillit de sa chambre ; sa silhouette s’encadra sur le seuil, éclairée de derrière par une bougie posée sur son bureau, drapé -— comme le cercueil d’un président — dans le drapeau américain.
— On a besoin de ton aide, Junior, fit Harold Swallow.
— Tu crois pas si bien dire, fit Junior Jones.
— Ils ont coincé ma sœur, expliquai-je. Ils ont coincé Franny, et ils sont en train de la violer.
M’empoignant sous les aisselles, Junior Jones me souleva comme une plume, son visage plaqué contre le mien ; sans brutalité, il m’appuya contre le mur. Mes pieds pendaient à trente centimètres au moins du plancher ; je ne me débattis pas.
— T’as bien dit violer, vieux ? fit-il.
— Ouais, violer, violer ! renchérit Harold Swallow, en tournant autour de nous comme une abeille. Ils sont en train de violer sa sœur, mec. C’est vrai.
— Ta sœur ? insista Junior, en me laissant glisser le long du mur.
— Ma sœur Franny, dis-je.
Un instant, je redoutai de l’entendre dire une fois de plus : « Après tout, pour moi, c’est jamais qu’une Blanche. » Mais il ne dit rien ; il pleurait — son gros visage trempé et luisant comme le bouclier d’un guerrier demeuré sous la pluie.
« Je t’en prie, fis-je. Le temps presse.
Mais Junior Jones se mit à secouer la tête, tandis que ses larmes nous éclaboussaient.
— Jamais on pourra arriver à temps, dit Junior. Pas possible qu’on arrive à temps.
— C’est qu’ils sont trois, dit Harold Swallow. Et trois fois, ça prend du temps.
Du coup, la nausée me monta aux lèvres — comme toujours pour Halloween, tant de fois, le ventre bourré de saloperies.
— Et ces trois-là, je les connais, pas vrai ? fit Junior Jones.
Je remarquai qu’il était en train de s’habiller : je n’avais même pas vu qu’il était nu. Il passa le pantalon avachi d’un survêtement gris, enfila ses chaussures de basket blanches à même ses énormes pieds nus. Il mit une casquette de baseball, la visière sur la nuque ; et, visiblement, il avait l’intention d’en rester là, car, planté au milieu du couloir, il se mit soudain à hurler : « Le Bras Noir de la Loi ! » Des portes s’ouvrirent. « En route pour la chasse au lion ! » Les athlètes noirs, tous relégués au dernier étage du dortoir, le dévisageaient avec curiosité.
« Magnez-vous le cul, ordonna Junior Jones.
— En route pour la chasse au lion ! hurlait Harold Swallow en parcourant le couloir. Magnez-vous le cul ! Le Bras Noir de la Loi !
Ce fut alors que l’idée me traversa l’esprit que, parmi les Noirs que je connaissais à Dairy, il n’y avait que des athlètes — bien sûr : jamais notre école de merde ne les aurait acceptés s’ils n’avaient pu lui être d’une quelconque utilité.
— C’est quoi une chasse au lion ? demandai-je à Junior Jones.
— Ta sœur est une chouette fille, dit Jones. Je le sais. Les sœurs, c’est toujours des chouettes filles.
J’étais d’accord, bien sûr, et Harold Swallow m’assena une tape sur le bras :
— Tu vois, vieux ? Les sœurs des autres, c’est toujours des chouettes filles.
Compte tenu de notre nombre, nous dévalâmes l’escalier dans un silence surprenant. Harold Swallow ouvrait la marche, piaffant d’impatience à chaque palier dans l’attente des traînards. Vu sa taille, Junior Jones était étonnamment rapide. Sur le palier du premier, nous croisâmes deux autres élèves, des Blancs, qui revenaient de je ne sais où : à la vue des Noirs qui descendaient en silence, ils s’engouffrèrent dans le couloir de leur étage.
— La chasse au lion ! hurlèrent-ils. Les salauds du Bras Noir de la Loi !
Pas une porte ne s’ouvrit ; deux lumières s’éteignirent. Puis, nous nous retrouvâmes dehors dans la nuit de Hallo-ween, et nous mîmes le cap droit sur le bois et ce coin à Fécart du sentier qui, toute ma vie, devait me hanter. Il ne se passerait pas un jour que je ne revoie ces fougères, où Franny et moi depuis toujours aimions nous isoler.
— Franny, lançai-je.
Mais personne ne répondit.
Je m’enfonçai dans le bois, Jones et Harold Swallow sur mes talons ; derrière, les autres se déployèrent des deux côtés du sentier et se mirent à fouiller le bois — secouant les arbres, éparpillant les feuilles mortes à coups de pied ; certains fredonnaient à voix basse, et tous (remarquai-je soudain) portaient leurs casquettes de base-bail visière sur la nuque, et tous étaient torse nu ; deux d’entre eux avaient passé des masques de gardien de but. Ils ratissaient le bois, progressant avec un bruit pareil au bourdonnement d’une énorme lame circulaire fauchant l’herbe d’un champ. Des torches clignotaient çà et là, et tel un essaim d’énormes lucioles, nous fondîmes sur les fougères où Lenny Metz, encore déculotté, tenait la tête de ma sœur coincée entre ses cuisses. Les genoux de Metz pesaient sur les bras de Franny, étirés en arrière, tandis que Chester Pulaski — qui sans doute était passé le troisième — finissait de tirer son coup.
Chipper Dove avait disparu ; bien sûr, il était passé le premier. Et, en bon capitaine soucieux de ne prendre aucun risque, il n’avait pas gardé trop longtemps le ballon.
— Bien sûr, je savais ce qu’il allait me faire, me dit Franny, bien plus tard. J’étais prête pour lui, j’avais même imaginé la chose — avec lui. J’ai toujours su que ce serait lui — le premier — , je ne sais pas pourquoi. Mais jamais je n’aurais cru qu’il aurait laissé les autres me voir faire ça avec lui, non. Je lui ai même dit qu’il était inutile qu’ils me forcent ; lui je le laisserais faire. Mais quand il m’a laissée seule avec eux — ça je n’y étais pas du tout préparée. Jamais je n’aurais imaginé une chose pareille.
Ma sœur avait le sentiment que son espièglerie — l’illumination de l’Hôtel New Hampshire et la part involontaire qu’elle avait prise au trépas de Howard Tuck — lui avait valu un châtiment démesuré.
« C’est vrai pas moyen de rigoler un peu sans passer à la caisse, dit Franny.
Quant à moi, j’estimai que Chester Pulaski et Lenny Metz étaient loin de payer assez cher pour la petite « rigolade » qu’ils s’étaient octroyée. Dès qu’il aperçut Junior Jones, Metz relâcha les bras de ma sœur ; il remonta son pantalon, et tenta de filer — mais c’était un arrière, habitué à avoir devant lui le champ relativement libre. Dans l’obscurité, il eut du mal à distinguer les silhouettes noires des athlètes noirs qui avançaient en fredonnant, et emporté par son élan (et sa vitesse), il se jeta contre un arbre aussi gros que sa cuisse, se fracturant la clavicule. Il se retrouva presque aussitôt cerné et ramené sans ménagement jusqu’à l’emplacement consacré au milieu des fougères, où, sur l’ordre de Junior Jones, il fut dépouillé de ses vêtements et ligoté à une crosse ; sur quoi, nu comme un ver, il fut traîné devant le doyen des garçons. Par la suite, j’appris que les chasseurs de lion choisissaient toujours avec un certain flair ceux à qui ils livraient leurs proies.
Ils avaient un jour capturé un exhibitionniste qui hantait le dortoir des filles. Ils l’avaient pendu par les chevilles à une pomme de douche, dans la salle d’eau la plus fréquentée du dortoir — nu et enveloppé dans un rideau transparent. Sur quoi, ils avaient téléphoné au doyen :
— Allô, ici le Bras Noir de la Loi, avait dit Junior Jones. Ici le shérif de c’te saloperie de quatrième.
— Oui, Junior, qu’est-ce qui se passe ? avait demandé le doyen.
— Y a un nudiste de sexe mâle dans le dortoir des filles, dans la salle de bains du rez-de-chaussée, sur votre droite, avait dit Jones. Les chasseurs de lion l’ont capturé en flagrant délit d’exhibitionnisme.
Lenny Metz se vit donc traîné devant le doyen des garçons. Chester Pulaski s’y trouvait déjà.
« La chasse au lion ! » avait hurlé Harold Swallow dans le bois, et quand Lenny avait relâché les bras de Franny, Chester Pulaski s’était retiré en vitesse et, lui aussi, avait essayé de filer. Mais il n’avait rien sur le corps, et sur la peau tendre de ses pieds nus, il ne pouvait qu’avancer au petit trot entre les arbres, sans trop cavaler. Tous les vingt mètres environ, il se figeait de peur à la vue des champions du Bras Noir de la Loi, les athlètes noirs qui se faufilaient à travers le bois, fouettant les arbres, brisant les petites branches, sans cesser de fredonner leur petite mélodie. C’était la première fois que Chester Pulaski participait à un viol collectif, et le rituel de la jungle avait complètement coloré sa nuit -— il avait eu l’impression que soudain le bois grouillait d’indigènes ! (des cannibales ! imaginait-il) — et pleurnichant, trébuchant à chaque pas, il avançait ployé en deux, conforme à l’idée que je me faisais de l’homme préhistorique, incapable de se tenir droit, le plus souvent à quatre pattes. Ce fut nu et couvert d’égratignures, pratiquement à quatre pattes, qu’il atteignit enfin l’appartement du doyen dans le dortoir des garçons.
Depuis que l’école s’était mise à recruter des filles, le doyen des garçons avait cessé d’être heureux. Jusqu’alors, il avait été doyen des études — un homme pincé et alerte qui fumait la pipe et adorait les sports de raquette ; il était marié à une femme insolente et alerte elle aussi, du type meneuse de claque, dont rien ne trahissait l’âge sinon d’inquiétantes poches sous les yeux ; ils n’avaient pas d’enfants.
— Les garçons, disait volontiers le doyen, tous les garçons sont mes enfants.
Lorsque les « filles » étaient arrivées, il n’avait jamais pu éprouver les mêmes sentiments à leur égard, et, aussitôt, avait promu sa femme doyenne des filles, pour le seconder dans sa tâche. Il était ravi de son nouveau titre, doyen des garçons, mais se lamentait des innombrables ennuis inédits que s’attiraient ses garçons depuis l’arrivée des filles.
— Oh non, avait-il dit sans doute, en entendant Chester Pulaski griffer le panneau de sa porte. Je hais Halloween.
— Je m’en occupe, dit sa femme, en se dirigeant vers la porte. Je sais, je sais, fit-elle d’un ton enjoué, des sous, sinon gare aux blagues !
Et elle se trouva face à un Chester Pulaski nu comme un ver et à demi mort de peur — le visage rutilant de tous, ses furoncles, puant le foutre à plein nez.
On raconte encore que le hurlement de la doyenne avait réveillé les deux premiers étages du dortoir où étaient logés les deux doyens — et même Mrs. Butler, l’infirmière de nuit, endormie sur son bureau dans l’infirmerie voisine.
— Je hais Halloween, avait-elle dit sans doute.
Elle alla ouvrir la porte de l’infirmerie et nous vit, Junior Jones, Harold Swallow et moi ; Junior portait Franny.
J’avais aidé Franny à se rhabiller dans les fougères, et tandis qu’elle pleurait, pleurait à perdre haleine, Junior Jones avait tenté de lui démêler les cheveux, puis lui avait demandé :
— Tu veux marcher ou tu veux qu’on te porte ?
C’était la question que jadis, bien des années auparavant,
nous posait notre père, pour savoir si nous voulions marcher ou sortir en voiture. Junior, bien entendu, voulait dire qu’il était prêt à la porter, ce que souhaitait Franny — aussi la porta-t-il.
Ils passèrent devant les fougères où les autres achevaient de ligoter Lenny Metz à une crosse et de le trousser en prévision d’un voyage d’un tout autre genre. Franny pleurait de plus belle. Junior lui dit :
« Hé, t’es une chouette fille, crois-moi, je m’y connais.
Mais Franny ne pouvait s’arrêter de pleurer.
« Hé, écoute, dit Junior Jones. Tu veux que je te dise ? Si quelqu’un te touche mais que, toi, tu veux pas qu’on te touche, c’est comme si t’avais pas vraiment été touchée, faut que tu me croies. Ce n’est pas toi qu’on touche si on te touche de cette façon. En fait, personne t’a touchée — pas vraiment. Toi, en réalité, t’es une chouette fille, d’accord ? Et en dedans, tu es toujours toi, d’accord ?
— Je ne sais pas, murmura Franny, sans cesser de pleurer.
Un de ses bras pendait mollement le long de la jambe de Junior, et je lui pris la main ; elle serra la mienne, je serrai la sienne en retour. Harold Swallow, qui fonçait en éclai-reur entre les arbres, nous guidant comme un limier le long du sentier, trouva l’infirmerie dans le noir et ouvrit la porte.
— Mais voyons, qu’est-ce qui se passe ? demanda l’infirmière de nuit, Mrs. Butler.
— Je suis Franny Berry, annonça ma sœur, et je viens d’être tabassée.
« Tabassée », tel devait être l’euphémisme auquel s’accrocherait Franny, bien que tout le monde sût qu’elle avait été violée. « Tabassée », Franny n’en démordrait jamais, bien que personne ne fût dupe de cette version de l’affaire ; une affaire dont, pourtant, de cette façon, jamais la police ne pourrait se mêler.
— Elle veut dire qu’on vient de la violer, précisa Junior Jones.
Mais Franny s’obstinait à secouer la tête. Je pense que c’était là sa façon d’interpréter la bonté que lui manifestait Junior et sa théorie selon laquelle, en elle, le moi intime demeurait intact : réduire l’agression sexuelle qu’elle venait de subir aux dimensions d’une simple défaite. Elle lui chuchota quelque chose — il la tenait toujours plaquée contre sa poitrine — , et il la déposa à terre :
« D’accord, elle a été tabassée, dit-il.
Mrs. Butler ne fut pas dupe.
— Elle a été tabassée et violée, intervint Harold Swallow, qui ne tenait pas en place.
Mais Junior Jones le calma d’un regard.
— Pourquoi tu te tires pas, Harold ? dit-il. Pourquoi tu files pas essayer de retrouver Mr. Dove ?
L’œil de Harold retrouva son éclat et il fila sur-le-champ.
J’essayai d’appeler mon père, puis il me revint que le téléphone ne fonctionnait pas à l’Hôtel New Hampshire. J’appelai alors le commissariat du campus et demandai qu’on transmette d’urgence un message à mon père : Franny et moi nous nous trouvions à l’infirmerie de Dairy ; Franny avait été « tabassée ».
— Ce n’est jamais qu’un Halloween comme les autres, môme, fit Franny, sans me lâcher la main.
— Le pire de tous, Franny.
— Le pire, oui, pour l’instant.
Mrs. Butler emmena Franny, pour lui préparer — entre autres choses — un bain ; Junior Jones m’expliqua alors que si Franny se lavait, il n’y aurait plus aucune preuve du viol, et je rattrapai Mrs. Butler pour lui expliquer la chose ; Mrs. Butler l’avait déjà expliquée à Franny, qui voulait qu’on laisse tomber.
— J’ai été tabassée, disait-elle.
Pourtant, elle se rangea aux consens de Mrs. Butler qui l’adjurait de se faire examiner, plus tard, pour s’assurer qu’elle n’était pas enceinte (elle ne l’était pas) — ni contaminée par une maladie vénérienne (quelqu’un lui avait bien refilé un petit quelque chose, mais on réussit à l’en débarrasser).
Lorsque mon père arriva à l’infirmerie, Junior Jones était parti prêter main-forte aux autres pour remettre Lenny Metz entre les mains du doyen ; Harold Swallow passait le campus au peigne fin, avec l’ardeur d’un faucon aux trousses d’une colombe — et moi, j’étais assis dans une salle d’infirmerie toute blanche en compagnie de Franny, toute fraîche de son bain, les cheveux enveloppés dans une serviette, un paquet de glace sur la pommette gauche, un pansement autour de l’annulaire droit (un de ses ongles avait été arraché) ; on lui avait passé une blouse blanche et elle était assise dans son lit.
« Je veux rentrer à la maison, dit-elle à mon père. Dis à maman que je n’ai besoin de rien, sauf de quelques vêtements propres.
— Qu’est-ce qu’on t’a fait, ma chérie ? lui demanda-t-il, en s’asseyant sur le lit.
— On m’a tabassée, dit Franny.
— Et toiy où étais-tu passé ? me demanda mon père.
— Il a couru chercher du secours, dit Franny.
— Tu n’as pas vu ce qui s’est passé ?
— Il n’a rien vu, assura Franny.
J’avais vu le troisième acte, aurais-je voulu dire à mon père, mais tout le monde avait beau savoir ce que signifiait « tabassé », je me devais, par fidélité, de m’en tenir à la version choisie par Franny.
« Je ne veux qu’une chose, rentrer chez nous, répéta Franny, quoique à mes yeux, l’Hôtel New Hampshire, si grand et si peu familier, fût loin d’être l’endroit idéal pour aller se blottir.
Mon père partit lui chercher des vêtements.
Dommage qu’il n’ait pu voir Lenny Metz ligoté à la crosse et transporté à travers le campus jusque chez le doyen, comme un morceau de viande mal embroché. Dommage aussi que mon père n’ait pu être témoin du zèle de Harold Swallow lancé à la poursuite de Dove, glissant comme une ombre de porte en porte dans tous les dortoirs. Jusqu’au moment où Harold eut la certitude que, Chipper ne se trouvant nulle part, il ne pouvait être que dans le dortoir des filles. Dans ce cas, il lui suffisait de découvrir dans quelle chambre se cachait Dove, ce n’était plus qu’une question de temps.
Le doyen des garçons venait de jeter sur Chester Pulaski le manteau de sa femme, un manteau en poil de chameau — la première chose qui lui était tombée sous la main :
— Chester, Chester, mon garçon, s’écria-t-il, mais pourquoi ? À peine une semaine avant le match contre Exeter !
— Les bois grouillent de sales nègres, dit Chester Pulaski d’un ton lugubre. Ils sont en train de prendre le pouvoir. Fuyez, sinon vous êtes mort.
La doyenne des filles s’était enfermée à clef dans la salle de bains et, quand retentit une deuxième série de racle-ments et de coups à l’entrée, elle héla son mari :
— Cette fois, c’est toi qui iras l’ouvrir, cette sacrée porte !
— C’est les sales nègres, les laissez pas entrer, s’écria Chester Pulaski, en serrant étroitement contre lui le manteau de la doyenne.
Bravement, le doyen ouvrit la porte ; depuis un certain temps, il avait conclu un pacte avec la police secrète de Junior Jones, qui, à Dairy, était devenue le garant clandestin mais très efficace de l’ordre.
— Pour l’amour de Dieu, Junior, fit le doyen. Cette fois, c’en est trop.
— Qui est-ce ? hurla la doyenne dans la salle de bains, tandis que les autres traînaient Lenny Metz au milieu du living et l’allongeaient devant la cheminée.
Sa clavicule cassée lui faisait souffrir le martyre, et, apercevant le feu, il s’imagina sans doute qu’on l’avait allumé à son intention.
— J’avoue ! hurla-t-il.
— Ben voyons, fit Junior Jones.
— Oui, je l’ai fait ! renchérit Lenny Metz.
— Et comment que tu l’as fait, fit Junior Jones.
— Moi aussi, je l’ai fait ! s’écria Chester Pulaski.
— Et qui c’est qui l’a fait te premier ? demanda Junior Jones.
— Chipper Dove ! entonnèrent en chœur les deux arrières. C’est Dove qui l’a fait le premier !
— Et voilà, dit Junior Jones au doyen. Vous pigez maintenant ?
— Ils ont fait quoi — et à qui ? demanda le doyen.
— Ils ont violé Franny Berry, tous, dit Junior Jones, au moment précis où la doyenne émergeait de la salle de bains.
Apercevant les athlètes noirs qui se dandinaient sur le seuil, comme un groupe de chanteurs africains, elle poussa un nouveau hurlement et se barricada derechef dans la salle de bains.
— Et maintenant, on va aller vous ramasser Dove, fit Junior Jones.
— Doucement, Junior ! s’écria le doyen. Pour l’amour de Dieu, doucement !
Je demeurai près de Franny ; bientôt mon père et ma mère lui apportèrent ses vêtements. Coach Bob était resté à la maison pour veiller sur Egg et Lilly — comme autrefois, songeai-je. Mais où était passé Frank ?
Frank était parti « en mission », annonça mon père d’un ton mystérieux. En apprenant que Franny avait été « tabassée », mon père avait aussitôt deviné le pire. Et, il le savait, à peine Franny serait-elle rentrée, et couchée dans son lit, qu’elle Réclamerait Sorrow. « Je veux rentrer à la maison », dirait-elle. Et aussitôt : « Je veux que Sorrow dorme avec moi. »
— Peut-être est-il encore temps, avait dit papa.
Il avait été conduire Sorrow chez le vétérinaire avant le match. Si, ce jour-là, le vétérinaire avait eu du pain sur la planche, peut-être le vieux péteur était-il encore en vie au fond d’une cage. Frank avait reçu pour mission d’aller s’en assurer. *
Mais il en fut de sa mission comme du sauvetage de Junior ; Frank arriva trop tard. À force de tambouriner à la porte, il réveilla le vétérinaire.
— Je déteste Halloween, avait sans doute dit le vétérinaire.
Mais sa femme lui avait annoncé que c’était un des gosses Berry qui venait réclamer son chien.
— Oh oh, dit le vétérinaire. Désolé, petit ; mais depuis cet après-midi, ton chien n’est plus de ce monde.
— Je veux le voir, dit Frank.
— Oh oh, fit le vétérinaire. Le chien est mort, petit.
— Vous l’avez enterré ?
— Il est si gentil, dit la femme du vétérinaire à son mari. Laisse l’enfant enterrer son chien, s’il y tient.
— Oh oh, fit le vétérinaire.
Il conduisit Frank au fond du chenil, où le triste spectacle de trois cadavres de chiens jetés en vrac sur le sol, à côté de trois cadavres de chats, s’offrit aux yeux de Frank.
« On ne les enterre pas pendant le week-end, expliqua le vétérinaire. Lequel c’est, Sorrow ?
Frank repéra aussitôt le vieux sac à merde ; Sorrow commençait à se raidir, mais Frank parvint à fourrer le cadavre du labrador dans un gros sac à poubelle. Le vétérinaire et sa femme auraient dû deviner que Frank n’avait aucunement l’intention d’enterrer Sorrow.
— Trop tard, chuchota Frank à notre père, quand mes parents ramenèrent Franny à la maison — à l’Hôtel New Hampshire.
— Bonté divine, je suis capable de marcher toute seule, vous savez, dit Franny, comme nous nous obstinions à l’encadrer. Sorrow, ici ! appela-t-elle ? Viens, mon chien !
Ma mère fondit en larmes, et Franny lui saisit le bras.
« Je n’ai pas de mal, maman, fit-elle. C’est vrai, je t’assure. Personne n’a touché mon moi, là en dedans, je ne crois pas.
Mon père se mit à pleurer et Franny lui saisit le bras, à lui aussi. Moi, il me semblait que j’avais pleuré toute la nuit, et je n’avais plus de larmes.
Frank m’attira à l’écart.
— Mais, bordel, qu’est-ce qui se passe, Frank ? dis-
je.
— Viens voir.
Sorrow, toujours enfermé dans le sac à poubelle, était dissimulé sous le lit de Frank.
— Bonté divine, Frank !
— Je vais Y arranger pour Franny, dit-il. Avant Noël !
— Noël, Frank ? L’arranger ?
— Je vais faire empailler Sorrow ! dit Frank.
À Dairy Sehool, la matière favorite de Frank était la biologie, un cours bizarre enseigné par un taxidermiste amateur du nom de Foit. Frank, avec l’aide de Foit, avait déjà empaillé un écureuil et un étrange oiseau orangé.
— Merde alors, Frank, je ne sais pas trop si Franny appréciera.
— Une fois mort, c’est encore ce qu’il y a de mieux, assura Frank.
Je ne savais trop que penser. Aux éclats de voix qui nous parvinrent alors de la chambre de Franny, nous devinâmes que notre père venait de lui annoncer la triste nouvelle. Iowa Bob parvint à distraire un instant Franny de son chagrin. Il insista pour partir en personne à la recherche de Chipper Dove, et l’on eut du mal à l’en dissuader. Franny réclama un nouveau bain, et je m’étendis sur mon lit à écouter la baignoire se remplir. Puis je me levai, m’approchai de la porte et lui demandai si je pouvais faire quelque chose pour elle.
— Merci, chuchota-t-elle. Si tu veux, va me chercher la journée d’hier et la plus grande partie de celle d’aujourd’hui.
— C’est tout ? insistai-je. Seulement hier et aujourd’hui ?
— C’est tout, dit-elle. Merci.
— Je voudrais bien, Franny, lui dis-je.
— Je sais, dit-elle.
Au bruit je devinai qu’elle se laissait lentement couler dans la baignoire.
« Tout va bien, chuchota-t-elle. Personne n’a eu c’te saloperie de moi intime.
— Je t’aime, chuchotai-je.
Elle ne répondit pas, et je regagnai mon lit.
Au-dessus, j’entendis Coach Bob s’agiter dans sa chambre — il exécuta quelques pompes, puis quelques équerres, puis s’exerça un moment à faire ses flexions (le choc rythmé de ses boules et ses halètements frénétiques) — et je regrettai qu’on l’eût empêché de se mettre à la recherche de Chipper Dove qui, en face du vieil avant de l’Iowa, n’aurait pas fait le poids.
Par malheur, en face de Junior Jones et des champions du Bras Noir de la Loi, Dove réussit à faire le poids. Dove avait filé tout droit se réfugier dans le dortoir des filles, dans la chambre d’une de ses adoratrices, une meneuse de claque du nom de Melinda Mitchell. Tout le monde l’appelait Mindy, et elle était folle de Chip Dove. Il lui raconta qu’il avait « rigolé un peu » avec Franny Berry, qu’elle s’était mise à rigoler avec Lenny et Chester Pulaski, et qu’alors, lui, il les avait plaqués.
— Une allumeuse, avait-il conclu.
Mindy Mitchell s’était empressée de renchérir. Il y avait des années qu’elle était jalouse de Franny.
— Mais voilà que, maintenant, Franny a mis cette bande de sales nègres à mes trousses, dit Dove à Mindy. Elle est copain comme cochon avec eux. Surtout avec Junior Jones — ce faux jeton de moricaud qui moucharde tout au doyen.
Ce fut ainsi que Mindy Mitchell fourra Dove dans son lit, et quand survint Harold Swallow et qu’il se mit à chuchoter à sa porte : (« Dove, Dove — t’as pas vu Dove ? Le Bras Noir de la Loi veut savoir où il est »), elle affirma n’avoir laissé entrer personne dans sa chambre, et il n’était pas question qu’elle fasse une exception pour Harold.
Aussi ne le retrouva-t-on pas. Le lendemain matin, il fut expulsé de Dairy School — en même temps que Chester Pulaski et Lenny Metz. Les parents des auteurs du viol collectif, mis au courant de l’histoire, furent suffisamment soulagés en voyant que personne ne portait plainte pour accepter d’assez bonne grâce l’expulsion. Un certain nombre de professeurs, et la majorité des membres du conseil d’administration, déplorèrent qu’il ait été impossible de camoufler l’incident jusqu’au match contre Exeter, mais on leur fit remarquer qu’il était moins gênant de perdre les arrières de Iowa Bob que de perdre lowa Bob lui-même — il ne fait aucun doute en effet que le vieux eût refusé de diriger un match si les trois coupables avaient encore fait partie de son équipe.
Toute l’histoire fut en fait étouffée dans la meilleure tradition des écoles privées ; en réalité, il est extraordinaire de constater qu’une institution aussi peu sophistiquée que Dairy, confrontée à des problèmes déplaisants, pouvait à l’occasion singer fidèlement le parti pris de silence dont les établissements plus sophistiqués avaient appris à faire une science.
Convaincus d’avoir « tabassé » Franny Berry — au cours, insinua-t-on, de ce qui n’était rien d’autre qu’une bagarre typique des Halloweens de Dairy, qui avait un peu dégénéré
— Chester Pulaski, Lenny Metz et Chipper Dove furent tous les trois expulsés. Pour ma part, j’estimai que Dove s’en tirait à bon compte. Mais Franny et moi étions loin d’en avoir fini avec lui, peut-être Franny le savait-elle déjà. Tout comme nous étions loin d’en avoir fini avec Junior Jones ; il devint le grand ami de Franny, sinon tout à fait son garde du corps, pendant toute la durée de son séjour à Dairy. Ils devinrent inséparables, et il ne fait à mes yeux aucun doute que Junior Jones fit beaucoup pour persuader Franny qu’elle était, sans conteste, une chouette fille — comme il ne cessait de le lui répéter. Même quand nous quittâmes Dairy, nous n’en eûmes pas fini avec Jones, bien que — une fois encore
— quand de nouveau il se porta au secours de Franny, son intervention se distinguât par son arrivée tardive. Junior Jones, on le sait, devait continuer le football et jouer dans l’équipe de Penn State, et plus tard en professionnel pour les Browns — jusqu’au jour où quelqu’un lui bousilla le genou. Il fit alors son droit et consacra toute son énergie à une organisation de New York — qui, à sa suggestion, prit le nom de Bras Noir de la Loi. Comme disait souvent Lilly — et comme un jour elle devait nous le prouver clairement à tous : tout est un conte de fées.
Chester Pulaski devait endurer ses cauchemars racistes durant presque toute sa vie, qui se termina au volant d’une voiture. La police affirma que ses mains, qui auraient dû en principe s’occuper du volant, se baladaient vraisemblablement sur la personne de la femme qui l’accompagnait. La femme fut tuée sur le coup, elle aussi, et Lenny Metz affirma qu’il la connaissait. Une fois sa clavicule guérie, Metz s’était remis illico à véhiculer le ballon ; il continua à jouer au football dans l’équipe d’un petit collège du fin fond de la Virginie, et ce fut lui qui présenta Chester Pulaski à la femme qu’il était destiné à tuer un jour, lors de ses vacances de Noël. Metz ne devait jamais passer pro — en raison de sa tendance à lambiner — mais il fut mobilisé par l’armée américaine, qui se fichait éperdument qu’il lambine, et il périt pour son pays, comme on dit, quelque part au Viêt-nam. En réalité, il ne fut pas abattu par l’ennemi ; il ne sauta pas sur une mine. Ce fut dans un autre genre de combat que périt Metz : il fut poignardé par une prostituée, qu’il avait tenté d’arnaquer.
Harold Swallow était à la fois trop dingue et trop rapide pour que nous puissions rester en contact. Dieu sait ce qu’il advint de lui. Bonne chance, bonne chance Harold, où que tu sois !
Peut-être parce que tout cela se passait durant Halloween, et que l’atmosphère de Halloween imprègne mes souvenirs de la grande saison de lowa Bob, tous sont devenus pour moi pareils à des fantômes, des sorciers, des diables, des créatures magiques. De plus, sou venez-vous : c’était la première nuit que nous devions passer dans nos lits de l’Hôtel New Hampshire. Une première nuit dans un endroit inconnu n’est jamais très confortable — les lits ne font pas le même bruit et il faut s’habituer. Et Lilly, qui se réveillait toujours avec la même petite toux sèche, comme une vieille, une très vieille personne — d’où notre surprise constante de voir combien elle était petite — , se réveilla avec une toux différente, à croire que sa mauvaise santé l’exaspérait presque autant qu’elle exaspérait notre mère. Sauf quand on le réveillait, Egg ne se réveillait jamais, mais il se comportait alors comme s’il était réveillé depuis des heures. Mais le matin qui suivit Halloween, Egg se réveilla tout seul — presque paisiblement. Enfin, il y avait des années que j’entendais Frank se masturber, mais l’entendre faire ça à l’Hôtel New Hampshire me parut tout à fait différent — peut-être parce que je savais que Sorrow était sous son lit, enfermé dans un sac à poubelle.
Le matin qui suivit Halloween, je regardai le petit jour envahir Elliot Park. Il avait gelé, et je vis Frank se diriger à pas lourds vers le grand laboratoire, son sac à poubelle sur l’épaule, piétinant au passage les fragments d’écorce d’une citrouille mutilée.
— Je me demande bien où ce fichu Frank va trimbaler les ordures ? fit papa.
— Sans doute qu’il n’aura pas trouvé les poubelles, suggérai-je, pour que Frank puisse filer sans encombre. C’est vrai, y a pas un seul téléphone qui marche et l’électricité était coupée. Je parie qu’il n’y a pas non plus de poubelles.
— Il y en a pourtant, dit papa. Devant l’entrée de service.
Il suivit Frank des yeux et secoua la tête.
« Ce fichu crétin doit avoir l’intention d’aller jusqu’à la décharge, ajouta-t-il. Seigneur, vraiment cet enfant n’est pas comme les autres.
Sachant que mon père ignorait que, justement, Frank n’était pas comme les autres, je fus secoué d’un grand frisson.
Quand Egg se décida à sortir de la salle de bains, mon père voulut aller aux toilettes et constata que Franny l’avait battu d’une longueur. Elle se faisait couler encore un autre bain, et ma mère mit mon père en garde :
— Surtout, ne lui dis rien. Elle peut prendre tous les bains qu’elle voudra.
Sur quoi, ils s’éloignèrent en se chamaillant — ce qui ne leur arrivait pas souvent.
« Je te l’avais bien dit qu’il nous faudrait une autre salle de bains, fit maman.
Franny faisait couler son bain, et j’écoutai.
— Je t’aime, chuchotai-je en direction de la porte fermée à clef.
Mais — à cause du bruit de l’eau purificatrice — il est douteux que Franny m’entendît.